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Le dash

 

Ça fait presque deux semaines que je suis ici. Ma stratégie d’abdication fonctionne. J’ai obtenu une pause-cigarette supplémentaire dans ma journée, juste après le lunch […].Tous les jours, j’ai de la visite. Même si mes parents ne savent plus trop sur quel pied danser, qu’ils ne savent plus trop quoi me dire pour apaiser mon mal, jour après jour ils viennent quand même. Mon père, qui me cuisine de la molokheya, ma soupe égyptienne favorite, se désole de voir que mon appétit n’est pas encore revenu. Sa soupe, pour l’instant, est complètement inutile, je ne mange pas beaucoup, mais il me l’apporte tous les jours malgré tout. Ma mère, de son côté, entre deux spectacles à l’autre bout du monde, deux préados et ma propre fille, trouve le temps de venir m’embrasser, de m’apporter des sous-vêtements propres et des cigarettes, dont je fais une réelle contrebande maintenant.  Anne vient me voir quotidiennement, parfois avec Krissi, et elle éteint les feux et s’assure que personne dans le milieu n’est au courant de ma situation, pour me protéger. Bastien s’occupe des choses de mon condo; les factures, les tuyaux, la neige, et surtout il vient fumer avec moi tous les jours et me parler de la vie. Francine m’apporte du pad thaï en espérant que je vais le manger et s’indigne chaque fois de la décrépitude des lieux.

 

Parfois, je passe des heures entières à ne pas adresser la parole à ceux de ma famille qui viennent me voir. Je ne parle qu’à Catherine et à Bastien, et à Anne aussi. Les membres de ma famille, je les aime, je leur suis reconnaissante de venir me voir, mais je ne sais plus quoi leur dire. Je crois que je vois trop de leur propre souffrance dans leur regard pour pouvoir apprécier quoi que ce soit. Avec Catherine, Anne et Bastien, c’est différent. Avec Francine aussi. Le lien du sang n’est pas là pour brouiller les cartes. Et Catherine, qui est entre deux contrats, vient me voir tous les après-midi. Elle a obtenu le droit de m’accompagner sous le préau pour fumer. Je lui demande un jour comment elle fait, elle, pour ne jamais flancher, malgré les hauts, malgré les bas. « Flo, honnêtement, je ne sais pas, j’ai toujours eu la certitude que tout finit par s’arranger. Alors, je m’en fais pas trop. » J’aurais tout donné pour être comme ça de nature. Est-ce qu’elle est née avec des neurotransmetteurs plus efficaces que les miens? Est-ce qu’elle produit plus de dopamine? Est-ce que c’est grâce à son éducation, à la stabilité de son enfance? […] Bon, acquis ou inné, de toute façon, c’est le résultat qui compte, non? Mais être avec Catherine, ça me fait du bien. Depuis toujours.

 

[…] J’ai de la chance. Ça, je le sais. Je ne peux même pas m’imaginer ce qui se passerait si je n’étais pas soutenue par autant de gens aimants. Si, en plus de ma dépression, je devais vivre dans une réelle solitude, je ne serais probablement plus ici. Personne ne vient voir Big Bird. Encore moins Mme Barry. Personne non plus n’apporte de petits plats à Julie. Ça doit être pour ça qu’elle me vole les miens. Sandra est repartie. Elle a réussi à convaincre les médecins qu’elle n’était plus suicidaire, elle les a suppliés parce que sinon, son boss, au club de danseuses, allait la mettre dehors, et en sortant elle n’aurait plus de boulot et risquerait de devenir suicidaire. Dommage, j’aimais bien sa présence. C’était la seule autre dépressive de ma section, parfois on jasait ensemble du vortex qui aspirait notre joie de vivre et de l’impossibilité à laquelle on faisait face lorsqu’on essayait de le traverser. On se comprenait. Ça nous aidait mutuellement. Des fois, elle venait pleurer dans ma chambre. Et moi, je pleurais à mon tour. Un festival de madeleines qui se serrent les coudes.

Avant qu’elle quitte l’étage, elle a cogné à la porte de ma chambre et m’a demandé si elle pouvait me lire quelque chose. Elle a sorti un petit papier froissé de la poche de sa veste. The dash poem, de Linda Ellis. Ce joli petit poème qui suggère à celui qui le lit que ce qui compte dans la vie, c’est le trait d’union entre notre date de naissance et notre date de décès. « Live your dash, live your dash! » me disait souvent ma mère lorsque j’étais plus jeune. Il est joli, ce poème, l’allégorie est belle. Sandra est tellement convaincue qu’elle se prépare à un nouveau départ lorsqu’elle me le lit. Je le lui souhaite du fond du cœur. De mon côté, je sais que le poème a raison, que Sandra aussi. Je donnerais tout pour être capable de vivre mon dash en ce moment, mais mon état m’empêche encore de le faire. D’une certaine façon, ce que je vis actuellement, cette partie de ma vie qui n’en est pas tout à fait une, cette pause forcée de ma propre existence, elle fait aussi partie du dash.

 

Le dash, ce n’est pas seulement ce qu’il y a de beau et plaisant. Quand on vient au monde, on signe en quelque sorte un contrat dans lequel il est écrit que nous allons tous inévitablement traverser des épreuves difficiles. La maladie, la mort de nos proches, le deuil, avoir à travailler, à faire des choix, les peines d’amour, les déceptions, les trahisons, les séparations, les moments gris, les moments morts, parfois même des choses insensées comme la guerre, la famine, les catastrophes naturelles, la misère, l’exploitation. Le dash, c’est aussi tout ça. Et notre job, c’est de faire du mieux qu’on peut. Je sais qu’en ce moment, je fais de mon mieux. Et le mieux que je puisse faire, c’est être d’être enfermée ici à essayer tant bien que mal de me remettre d’un tsunami mental.

Mine de rien, je commence à les aimer un peu, mes voisins de palier. Et mine de rien, chacune des visites de mes proches me fait du bien. Je suis capable de déceler des mercis logés quelque part dans le côté gauche de ma poitrine. C’est ainsi que, pour la première fois depuis des mois, je renoue intérieurement avec cette sensation qui se nomme la gratitude et qui, pour moi, sera un premier pas vers quelque chose de mieux. Il faut bien commencer quelque part.